Le plus dur quand on en bave, c'est le regard des autres.

Non, le plus dur, c'est de se retrouver seul.

Bon, de toute façon, on choisit rarement...

 

2 F / 10 minutes


Les valises 1 / Pièce courte 1


Dans le hall d'une gare de province, une femme attend avec une valise à ses pieds. Pendant ce temps, une femme de ménage passe la serpillière.

FEMME 2 - Viendra pas.

FEMME 1 - Pardon ?

FEMME 2 - Viendra pas. C'est sûr...

FEMME 1 - Excusez-moi. De qui parlez-vous ?

FEMME 2 - Du type que vous attendez. Viendra plus maintenant, c'est sûr.

FEMME 1 - Je ne vous ai rien demandé à vous !

FEMME 2 - Plus à c't'heure.

FEMME 1 - Fichez-moi la paix ! De toute façon, ce n'est pas votre problème!

FEMME 2 - Faudrait quand même bouger un peu la valise là, que je passe bien partout.

FEMME 1 (reprenant sa valise à la main) - Oui, bon. Ça va comme ça ?

FEMME 2 - Une jolie femme comme vous. Les hommes sont bien goujats !

FEMME 1 - Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous ! (Un temps.) Et d'abord, qu'est-ce qui vous fait croire que c'est un homme que j'attends ?

FEMME 2 - Vot' façon d'attendre.

FEMME 1 - Qu'est-ce qu'elle a ma façon d'attendre ?

FEMME 2 - Vot' façon d'attendre sans en avoir l'air. Comme si ça ne vous faisait rien ce retard.

FEMME 1 - Ce n'est qu'un retard après tout...

FEMME 2 - Savez bien que non.


FEMME 1 - Ecoutez : continuez de frotter dans les coins et fichez-moi la       paix !

FEMME 2 - Pas de problème. Chacun ses misères. (Elle se remet à balayer.)

 

Silence

FEMME 1 - Excusez-moi. Je suis un peu à cran.

FEMME 2 - Pas de mal.

FEMME 1 - Vous travaillez ici tous les jours ?

FEMME 2 - Ben oui. C'est mon boulot, quoi. Je nettoie la gare.

FEMME 1 - Excusez-moi, elle était idiote ma question.

FEMME 2 - Pourquoi vous vous excusez tout le temps comme ça ?

FEMME 1 - Je ne sais pas. Pour être polie. Par politesse. Enfin, ce n'est qu'une façon de parler. Ça ne signifie rien en fait.

FEMME 2 - Ouais... Mon mari, il disait toujours « N'est-ce pas » à la fin de ses phrases. Il fait beau, n'est-ce pas ? Tu peux me passer le pain, n'est-ce pas ? Je ne sais pas trop où il avait chopé ça. A force de servir sans doute. Il était chauffeur de maître, mon mari.

FEMME 1 - Il est mort, n'est-ce pas ?

Silence. Elle se rend compte de sa gaffe.

FEMME 2 - Il est pas décédé, il est parti.

FEMME 1 - Désolée.

FEMME 2 - C'est pas une grosse perte, notez bien. Il était fainéant, menteur... mais bon, c'était mon mari quand même.

FEMME 1 - Vous faisiez avec, quoi !

FEMME 2 - C'est ça. Et maintenant, je fais sans. Je peux vous poser une question ?

FEMME 1 - Euh oui... Enfin, ça dépend...


FEMME 2 - Pourquoi que vous l'appelez pas ?

FEMME 1 - Ce n'est pas dans nos accords. Je veux dire pas de cette façon qu'on procède. Nous avons des règles, des codes entre lui et moi. Et puis, j'ai mes raisons !

FEMME 2 - Il est marié ?

FEMME 1 - Cela ne vous regarde pas !

FEMME 2 (affirmative) - Il est marié !

FEMME 1 - Nous nous aimons !

FEMME 2 - Oui, oui, pourquoi pas...

FEMME 1 - Vous m'agacez à la fin ! A me tourner autour comme une grosse   mouche ! C'est un type bien !

FEMME 2 - C'est toujours des types bien.

FEMME 1 - Pardon ?

FEMME 2 - Les types à promesses. Toujours des types bien. Sinon ça ne marcherait pas. Et puis après...

FEMME 1 - Il m'a dit que nous... Et puis non ! Cela ne vous regarde pas !

FEMME 2 - Bon ! Eh bien la grosse mouche va se remettre au boulot.

FEMME 1 - Je vous ai vexée. Pardonnez-moi.


FEMME 2 - C'est ma faute aussi. A vous voir comme ça toute soliloque. Ça m'a fait quelque chose.

FEMME 1 - C'est gentil.

FEMME 2 - Il vous fait bien l'amour ?

FEMME 1 - Pardon ?

FEMME 2 - Mon mari, c'était un spécialiste ! Ça compte beaucoup, non ? Un gars qui sait s'y prendre. J'veux dire qui sait vraiment comment on fonctionne, pas vrai ?

FEMME 1 - Oui... Oui...

FEMME 2 - Le problème, c'est que ce genre de type ça essaye un peu partout. C'est un don et un don, ça se partage.

FEMME 1 - Il n'est pas comme ça. C'est un homme fiable.

FEMME 2 - N'empêche que vous n'avez plus qu'à rentrer chez vous.

FEMME 1 - Non. Ça, je ne peux pas !

FEMME 2 - C'est foutu pour ce soir, ma belle.

FEMME 1 - Je ne peux pas rentrer !

FEMME 2 - Ce que j'en dis...

FEMME 1 - Je sais qu'il ne viendra plus...

FEMME 2 - Ça, quand c'est mort, c'est mort.

FEMME 1 - Je le sais parfaitement...

FEMME 2 - Eh oui, quand la cabane tombe sur le chien, y'a plus qu'à tirer l'échelle ! (La femme à la valise accuse le coup en s'asseyant sur le banc.) Qu'est-ce qui vous arrive ? Allez, choper pas le frelon !

FEMME 1 - Le bourdon.

FEMME 2 - Ah, enfin vous me captez. Pourquoi vous pouvez pas rentrer chez vous ?

FEMME 1 - Je ne veux pas. Je ne peux pas.

FEMME 2 - Qu'est-ce que vous fabriquez dans la vie ?

FEMME 1 - La même chose que vous.


FEMME 2 - Vous êtes ? Vous moquez...?

FEMME 1 - Disons que je fais chez moi, ce que vous faites chez les autres.

FEMME 2 - Ce n'est pas un métier ça.

FEMME 1 - Avec deux enfants et un mari qui ne fait rien, si.

FEMME 2 - C'est notre sort à nous autres...

FEMME 1 - Ce n'est pas comme ça que je voyais ma vie, c'est tout.

FEMME 2 - Faut pas se mettre la rate au court bouillon. Ça s'arrangera.

Silence.

FEMME 1 - J 'ai laissé une lettre.

FEMME 2 - Qu'est-ce que ça fait un bout de papier ? Si votre mari vous aime, il vous pardonnera.

FEMME 1 - Oui, mais...

FEMME 2 - Vous aimez vos enfants ?

FEMME 1 - Je ne sais pas...

FEMME 2 - On aime forcément ses gosses !

FEMME 1 - Oui, bien sûr...

FEMME 2 - Vous avez un coup de mou, c'est tout.

FEMME 1 - J'aimerai disparaître de la surface de la terre !

FEMME 2 - Allons, allons...

FEMME 1 - Qu'est-ce que je vais devenir ?

FEMME 2 - Rentrez chez vous, croyez-moi.

FEMME 1 - Foutez-moi la paix ! Merde !

FEMME 2 - Bon d'accord. Ce coup-ci, j'ai compris.

FEMME 1 - Non. Je ne voulais pas... S'il vous plaît... Vous êtes gentille, vous...

FEMME 2 - Je suis p'têt gentille, mais demandez-moi encore une fois de vous foutre la paix et c'est mon balai que vous prenez à travers la  figure !

FEMME 1 - Promis !

FEMME 2 - Ça va... Vous permettez ? (Elle s'assied.) J'suis crevée, moi aussi. (Sortant une photographie.) C'est mon fils ! Il est parti l'année passée finir ses études à la ville. Oui, je vis seule à présent...

FEMME 1 - Je ne pourrais pas, moi. Je n'ai jamais vécue seule.

FEMME 2 - Même pendant vos études ?

FEMME 1 - Même. De toute façon, mes études ne m'ont servi à rien. Je n'ai jamais travaillé.

FEMME 2 - Faut pas dire ça. Les études, c'est les études !

FEMME 1 - Je suis une sale petite fille gâtée. Voilà tout ! Même pas capable de tenir un foyer !

FEMME 2 - Tenez ! Avalez ça !

FEMME 1 - Qu'est-ce que c'est ?

FEMME 2 - Du local. Quand j'ai un coup de pompe, toc !

FEMME 1 - C'est pas la solution.

FEMME 2 - C'est p'têt pas la solution, mais ça fait du bien !

FEMME 1 - Merci. (Elle boit.) C'est fort !

FEMME 2 - Z'êtes pas d'ici, vous ?


FEMME 1 - De Paris.

FEMME 2 - Et lui ? Le type là qui devait...

FEMME 1 - De Poitiers.

FEMME 2 - C'est pas la porte à côté.

FEMME 1 - On devait partir pour l'Italie. Rouler toute la nuit. Comme un enlèvement, vous comprenez, et se baigner demain à l'aube dans l'Adriatique !

FEMME 2 - Un bout de chemin aussi, ça.

FEMME 1 - Maintenant, je n'ai plus qu'à me trouver un hôtel.

FEMME 2 - Un hôtel ? A c't'heure ? Bon courage !

FEMME 1 - Aucune chance ?

FEMME 2 - C'est un trou ici, vous savez.

FEMME 1 - Alors là, c'est complet.

Silence.

FEMME 2 - Y'aurait bien une solution...

FEMME 1 - Oui...

FEMME 2 - Chez moi.

FEMME 1 - Chez vous ?

FEMME 2 - Ben, oui... Vous n'allez pas dormir dehors. Allez, laissez-vous faire ! Et puis demain, vous verrez les choses d'un autre oeil.

FEMME 1 - Je ne peux pas accepter. C'est trop...

FEMME 2 - Moi, c'est Maria.

FEMME 1 - Chris.

FEMME 2 - C'est joli ça, Chris.

FEMME 1 - Je m'appelle Christine, mais on dit Chris.

FEMME 2 - D'accord, Chris. J'ai un lapin. Un civet qui m'attend. Ça vous    dit ?

FEMME 1 - Ecoutez...

FEMME 2 - C'est grand chez moi, à présent.

FEMME 1 - Bon, d'accord, mais je ferai la vaisselle.

FEMME 2 - Vous voulez rire ?

FEMME 1 - Non, non, j'insiste.

FEMME 2 - Bon ! J'ai un lave vaisselle, mais si vous y tenez.

FEMME 1 - Vous êtes une chic fille, Maria.

FEMME 2 - Pas de conclusion hâtive ! J'ai mon petit caractère !

FEMME 1 - Non, non, vous êtes super !

FEMME 2 - Pourquoi qu'on se dirait pas tu ?

FEMME 1 - Si... tu veux.

FEMME 2 - Tu te moqueras pas, dit ? J'ai une collection de chouettes en porcelaine. Y'en a un peu partout à la maison.

FEMME 1 - Tu sais, moi, je collectionne bien les éponges !

FEMME 2 - Des éponges ? On a de drôles de goûts à la capitale quand même !

FEMME 1 - Des éponges naturelles trouvées dans la mer. Il y en a d'énormes !


FEMME 2 - Ah ! Fais excuse ! J'ai cru que tu gardais tes vieilles éponges ! C'est idiot ! Je te jure ! J'ai vu d'un coup des étagères remplies de vieilles éponges !

FEMME 1 - Avec un côté qui gratte et un côté qui essuie ?

FEMME 2 - Oui ! Oh, mon Dieu, c'est tout à fait ça !

FEMME 1 - Tu trouves que j'ai une tête à collectionner les vieilles éponges?

FEMME 2 - Laisse-moi te regarder.

FEMME 1 - Alors ?

FEMME 2 - Y'a un p'tit quelque chose...

FEMME 1 - Méchante !

FEMME 2 - Alors, je me change et on y va ?

FEMME 1 - Oui.

FEMME 2 - Sans regret ?

FEMME 1 - Tu sais, je me suis peut-être un peu beaucoup emballée. C'était que je cherchais surtout à fuir. Ce type, finalement, je le connais à peine. Quelques rendez-vous à l'hôtel après une rencontre dans un café. C'est allé si vite. C'était tellement bon de se sentir de nouveau désirée que cela aurait pu être...

FEMME 2 - N'importe qui.

FEMME 1 - Oui. Enfin, pas n'importe qui n'importe qui, quand même. Mais tu as raison. Le premier venu pour peu qu'il sache s'y prendre.

FEMME 2 - C'est ça le problème avec nous autres. On est trop entières. C'est tout ou rien. Quand un bonhomme nous plaît, nous plaît pour de bon, on ne ménage pas la chèvre et le chou. D'autant que c'est pas quand on sera vieilles et ratatinées que ça risquera de nous arriver. Parce que les bonshommes, ils commencent par lorgner notre cul avant de regarder si on a une âme !

FEMME 1 - Pas tous...

FEMME 2 - Si ! C'est pas de leur faute, c'est l'instinct.


On entend le bruit d'un moteur et on voit la lumière des phares d'un véhicule.


FEMME 1 - Une voiture !

FEMME 2 - Ah oui ! A c't'heure ? C'est peut-être ton Casanova ?

FEMME 1 - Oui...

FEMME 2 - Ah non, elle repart ! Non, elle est repartie, maintenant. Qu'est-ce que tu as ?

FEMME 1 - Je me sens un peu idiote.

FEMME 2 - Pas pour un type qui te mérite pas.

FEMME 1 - J'aimerai me mettre des claques.

FEMME 2 - T'as pas à avoir honte.

FEMME 1 - Se faire poser un lapin ! Quelle crétine !

FEMME 2 - T'es tombée amoureuse d'un salaud, t'y es pour rien. Allez, c'est pas tout ça, mais faut se bouger ! Surtout, qu'on décide de rien de bon l'estomac vide. Et qu'à propos de lapin, celui qui nous attend, il va pas te décevoir ! On y va ?

FEMME 1 - Oui...

FEMME 2 - C'est parti !

FEMME 1 - Maria ?

FEMME 2 - Oui ?

FEMME 1 - Merci.


NOIR