ACTE I

 

 

 

 

 

 

 

Le salon d'un appartement bourgeois. Le mobilier est constitué d'un buffet de style sur lequel trône une pendule d'inspiration baroque ainsi qu'un vase art-déco, d'un bureau et de sa chaise, de deux fauteuils et d'une table basse. Sur le mur du fond sont accrochés une peinture abstraite préoccupante comme une tâche de sang frais, et à droite de la scène, un miroir au cadre doré. Une bibliothèque occupe l'un des côtés.

 

Seul en scène, Jean, la trentaine, tape à la machine. Sur la table, posé en évidence, un pistolet. Il se lève à plusieurs reprises pour remettre en place tel ou tel objet qu'il considère mal rangé. Ses gestes sont précis, sans chaleur.

 

Soudain, provenant du palier, un craquement se fait entendre, suivi de divers bruits suspects. Jean va voir à la porte et regarde à travers le judas. Il revient s'asseoir, hésite (on entend d'autres bruits), puis saisit le téléphone.

 

 

 

JEAN. Le commissariat ? (Un temps.) Oui, j'attends... Bonsoir. Il y a un cambrioleur sur mon palier. (...) Non, la porte d'en face. (...) Je n'en ai vu qu'un. (...) Oui, il est toujours là. (...) Jean Bois d'Arcier. C'est ça en deux mots, avec une apostrophe entre le D et le A. Oui, de "d'Arcier". (...) Bravo. (...) 96, rue de Babylone. Deuxième étage. (...) Une voiture dans le secteur ? (...) Bon. Merci.

 

 

 

Il se sert un verre et retourne à sa machine. Bientôt, la lumière d'un gyrophare éclaire la fenêtre. Il tire les rideaux. Puis, on entend des bruits de cavalcades, un sifflet. Soudain, on frappe à sa porte des coups affolés.

 

 

 

JOHN. (off, dans l'urgence). Y'a quelqu'un ?

 

 

 

Jean va à la porte, regarde à l'oeil, retourne sur ses pas pour cacher son arme dans la chambre, revient à la porte, hésite.

 

 

 

(légère panique). Ouvrez ! Mais ouvrez-moi, quoi !

 

 

 

Jean se met dos à la porte.

 

 

 

Vacherie de piège à con ! C'est pas possible ! Ah les cafards ! (La voix se fait suppliante.) Siou’ plaît, soyez pas comme ça, open the door please !

 

 

 

Jean ouvre. John se précipite dans l'ouverture et referme précipitamment. Il porte un sac à dos orange.

 

 

 

Pas un mot, hein !

 

 

 

Il reste près de la porte, collé au judas.

 

JEAN. De toute façon je n'ai rien à dire.

 

JOHN. La ferme !

 

On entend des voix dans le couloir. Soudain, coup de sonnette. John recule.

 

JEAN. Vous avez un problème ?

 

JOHN. Vous allez la boucler, oui !

 

JEAN. Bien, bien ! Juste une chose : n'attendez pas qu'ils partent, c'est moi qui les ai avertis !

 

JOHN. Hein !

 

JEAN. Je sais, je n'aurais pas dû.

 

On frappe à la porte.

 

VOIX OFF. Police, ouvrez-nous s'il vous plaît !

 

JOHN. Les cafards, les cafards, les cafards...

 

Coups répétés sur la porte.

 

VOIX OFF. Tout va bien, Monsieur Bois d'Arcier ?

 

JOHN. Et merde !

 

John, cherchant une issue, ouvre une porte (chambre), une autre (cuisine), puis se précipite à la fenêtre.

 

JEAN. Deux étages.

 

JOHN (enjambant la rambarde). Tant pis !

 

JEAN (l'attrapant par le bras). Ne fais pas l'idiot. Entre là, je vais leur parler.

 

Les deux hommes se regardent dans les yeux.

 

JEAN. Allez !

 

John se cache dans la chambre et Jean va ouvrir.

 

Excusez-moi messieurs, j'étais au téléphone.

 

LE POLICIER (off). C'est bien vous qui avez appelé ?

 

JEAN. Mais oui !

 

LE POLICIER. Alors où est l'homme ?

 

JEAN. L'homme ?

 

LE POLICIER. Vous avez vu un voleur, oui ou non ?

 

JEAN. Le cambrioleur ? Il n'y a pas deux minutes, il était encore là, derrière vous.

 

LE POLICIER. Comment était-il ?

 

JEAN. Nerveux.

 

LE POLICIER. Non, physiquement. Comment était-il physiquement ?

 

JEAN (donnant l'exacte description de John). Ah ! Mais je l'ai mal vu. Plutôt brun, 1m75 environ, blouson marron en cuir, jean noir. Ah oui, il porte une paire de basket blanches !

 

LE POLICIER. Basané ?

 

JEAN. Vous voulez dire...

 

LE POLICIER. Noir, jaune, blanc ?

 

JEAN. C'est ça, plutôt blanc.

 

LE POLICIER. Bon, ça ira. Avait-il un sac, une mallette ?

 

JEAN. Je me souviens : un sac à dos... orange.

 

LE POLICIER (soupirant). Un amateur. Et par où est-il parti ?

 

JEAN (après un temps). J'ai été appelé au téléphone, je regrette.

 

LE POLICIER. Dommage... Bon, nous restons encore un peu dans les parages au cas où. Bonsoir monsieur.

 

JEAN. Bonne chance inspecteur !

 

Jean revient à la porte de la chambre et y frappe.

 

JOHN (off). Ils sont partis ?

 

JEAN. Oui.

 

JOHN (entrebâillant la porte). Sûr ?

 

JEAN. Non. Il y en a deux derrière le buffet, le troisième est sous le tapis.

 

John sort, inquiet, en cachant quelque chose dans son dos. Il inspecte les lieux, va à la porte d'entrée, jette un coup d'oeil par la fenêtre.

 

JOHN (exhibant le pistolet de Jean). Qu'est-ce que c'est ?

 

JEAN. Tu sais parfaitement ce que c'est.

 

JOHN. Que faisait-il sur le lit ?

 

JEAN. Je vais te le dire : il dormait.

 

JOHN (le menaçant). Et si je m'en servais pour tout piquer ici ?

 

JEAN. Très bonne idée ! Je te conseille dans ce cas ce très beau vase 1930 et, si tu n'as pas peur de trop t'encombrer, cette immondice prétentieuse, là, sur le buffet.

 

Jean désigne la pendule.

 

JOHN. Ca te dérange pas trop si c'est moi qui choisi. (Inspectant les objets) Moi ce qu'il me faut, c'est du revendable / transportable.

 

JEAN. Bien, alors on va pouvoir s'entendre : 1 / Tu laisses cette arme. 2 / Tu prends ce qui te fait plaisir.

 

JOHN (décontenancé). Pourquoi n'avoir rien dit aux flics ?

 

JEAN. Parce que j'ai pris plus de plaisir à leur mentir que je n'en aurais eu à te dénoncer. Ca te va ?

 

JOHN. Toi t'es un type bizarre ! (Regardant par la fenêtre.) Au fait, merci pour le signalement, très précis. Deux pas dehors, et par ici le panier à salades ! Les cafards !

 

JEAN. Désolé, mais ces policiers sont comme des chiens de chasse. Il ne faut pas trop leur raconter d'histoires. (Un temps.) C'est idiot, mais j'ai cru que tu m'avais fait confiance.

 

JOHN. J'avais le choix ?

 

JEAN. Tu pouvais sauter.

 

JOHN. Je l'aurais fait. A cet étage en visant le toit d'une voiture, on a une chance sur deux de ne pas se casser quelque chose. C'est la tôle qui fait amortisseur.

 

JEAN. Oui, mais vois-tu, c'est ma voiture qui est garée en bas.

 

JOHN (il va voir à la fenêtre). Sans blague ?

 

JEAN (en aparté). En tout cas si j'avais une voiture, elle serait garée en bas.

 

JOHN. Ca n'te fait vraiment rien si je vole deux-trois trucs ou tu cherches à m'inpressionner ?

 

John met l'arme sur la table.

 

JEAN. Je cherche à t'impressionner.

 

JOHN. Oh, et puis merde !

 

Il se saisit de la pendulette.

 

JEAN. Bon débarras !

 

JOHN. Tu pourrais pas avoir l'air d'y tenir un peu, j’suis un voleur, moi !

 

JEAN. D'accord. Maintenant que tu as ton souvenir, sois gentil, va-t-en !

 

John hésite. Il s'approche de la table et découvre le texte sur la machine. Jean se rue alors sur la feuille, l'arrache du rouleau et la fourre dans sa poche.

 

JEAN. Laisse-ça ! Fous le camp !

 

JOHN. J'te dérange. J'te dérange, hein ? (Désignant l'arme sur la table.) Qu'est-ce que tu comptais faire au juste ?

 

JEAN. Tu poses trop de questions. Ce n'est pas délicat.

 

JOHN. Pas délicat ! T'es pas possible comme type toi !

 

JEAN. Question de point de vue.

 

JOHN. Te fâche pas. (Un temps.) Allez, dis-moi, tu prépares quelque chose ?

 

Silence.

 

 

JEAN (regardant par la fenêtre). Ils sont toujours là. Tu as soif ?

 

JOHN. Tu parles si j'ai soif !

 

Jean va dans la cuisine.

 

JEAN (off) : Ca t'aurait rapporté combien l'appartement d'en face ?

 

JOHN (Examinant les meubles et les objets du salon, puis reportant son attention sur la machine à écrire). Comment j'le saurais ? Les gens ont plus confiance, y planquent tout ! Le cash dans les tiroirs, les bijoux sur la commode, y'a plus qu'au cinéma qu'il en reste !

 

JEAN (off). Trop de cambriolages sans doute...

 

JOHN. Cambriolages ? C'est de leur femme de ménage qu'y se méfient ! Plus confiance en personne. Même de leurs mômes, si tu veux mon avis...

 

JEAN (revenant avec deux verres). Bière, ça ira ? (Levant son verre.) Longue vie aux fripouilles !

 

John fait un geste avorté en grimaçant.

 

JOHN. Qu'est-ce que tu fais les jours normaux ?

 

JEAN. Je ne sais pas ce qu'est un jour normal.

 

JOHN. Tu ne sais pas...

 

JEAN. La normalité est un concept qui fait appel à l’idée que l’on se fait des normes, non ?

 

JOHN. OK, OK, laisse béton !

 

JEAN. Tu m'es sympathique, c'est dommage.

 

JOHN. Et je l'serais davantage quand j'aurai déguerpi ?

 

JEAN. On ne peut rien te cacher.

 

JOHN. Tu m'méprises, hein !

 

JEAN. Non, je n'en ai pas les moyens.

 

JOHN. Je n'suis rien pour toi. A peine un p’tit voleur à la manque, un emmerdeur quoi ! Allez, dis-le !

 

Jean prend un chéquier et un stylo.

 

JOHN. Qu'est-ce que tu fais ?

 

Jean remplit un chèque.

 

Tu fais tes comptes ?

 

JEAN. Non, je les règle.

 

JOHN. T'essayes de m'acheter ?

 

JEAN. (Il signe.) Tout travail mérite salaire, non ?

 

JOHN. « Tout travail mérite salaire. » J'en connais une moi aussi : « Pierre qui roule n'amasse pas mousse ! » (Regardant le chèque). Eh ! Tu te voles là !

 

JEAN. Dépêche-toi de l'encaisser.

 

 

JOHN. Plus rien à faire de rien, hein ?

 

JEAN. Tu te trompes, ça fait du bien de faire une bonne action !

 

JOHN. Reprends-le, c'est pas honnête, ça ! (En aparté.) De toute façon, je n'ai pas de compte en banque.

 

JEAN. C'est vrai, ça pourrait t'attirer des tas d'ennuis. Regardes, dans ce tiroir il doit rester de l'argent. Prends ce que tu veux. Sers-toi.

 

JOHN. Tu t'donnes beaucoup de peine à passer pour un salaud.

 

JEAN. Tu en as besoin. Allez, pas tant de scrupules, il ne m'appartient pas ! Tout ici est à mon père, jusqu'à la mousse de la bière que tu bois. Tiens, à propos : c'est son domicile que tu t'apprêtais à visiter. Ici ou en face, c’est chez lui aussi.

 

JOHN. Ah ! C'est pour çà que tu...

 

JEAN (violent). Non ! Je me fous pas mal de ses collections, de ses ivoirines, de ses estampes et de ses trophées !

 

JOHN. Y’avais tout ça ?

 

JEAN. Désolé.

 

JOHN. Mais t'as quand même appelé les flics.

 

JEAN. J'avais besoin d'ordre.

 

JOHN. C'est môche.(Un temps.) T'as rien essayé pour sortir de cette daube ?

 

JEAN. C'est plus fort que toi, hein !

 

JOHN. Fallait me livrer aux cafards, c'était plus simple.

 

JEAN. Tu me donnes des regrets. (Silence.) Le mois dernier, quand je suis revenu à Paris sans un sou, il n'a pas posé de questions.

 

JOHN. T'étais parti ? Tu t'étais fait la malle. T'as voyagé un bail, c'est ça ?

 

JEAN. Cinq ans.

 

JOHN. Attend ! Je vois ! Sac à dos, Katmandou, Thaïlande, le Triangle d’Or...

 

JEAN. Rien de tout ça. Laisse tomber va. (Un temps, il effleure de la main le tableau.) Retour à la case départ, enfin, pas tout à fait...

 

JOHN. Des remords ?

 

JEAN. Pardon ?

 

JOHN. Ben oui quoi, rapport à ton vieux...

 

JEAN (se dirigeant vers la fenêtre). Bon ! Maintenant que je t'ai raconté ma vie, la police ayant renoncé à l'exploit de ton arrestation, peut-être pourrais-tu envisager une sortie ?

 

John se dirige vers la bibliothèque et prend un ouvrage.

 

JOHN. Tu les as lus ? Tous ?

 

JEAN. Tu t'intéresses à la littérature ?

 

JOHN. J'avais un frère qui lisait pas mal. Ca m'ennuie de t'laisser seul.

 

JEAN. Tu ne me connaissais pas il y a un quart-d'heure, dans un quart-d'heure tu m'auras oublié.

 

JOHN. C'est pas comme ça.

 

JEAN. Regarde ces livres. Certains de leurs auteurs ont choisi leur façon d’en finir. Les aime-t-on moins pour cela ? Non. Nous les admirons d'autant plus pour avoir eu ce courage là. En quelque sorte, leur dernière signature.

 

JOHN. Ouais, après tout c'est ton problème.

 

JEAN. Oui, à chacun ses problèmes.

 

JOHN. Ce n'est pas ce que j'voulais dire. Je n'voyais pas les choses comme ça, c'est tout.

 

JEAN. Allez, laisse-moi maintenant.

 

JOHN. Le bateau coule, hein ?

 

JEAN. C'est ça. Et il n'y aura pas de canot pour tout le monde.

 

JOHN (près de la porte). Bon. Et bien... Adieu.

 

JEAN. C'est ça, à-Dieu-vat ! (Silence. John ne bouge pas.) Si tu cherches la porte, elle est juste derrière toi.

 

JOHN. Laisse-moi emporter le flingue.

 

JEAN. Ce n'est pas possible, tu le sais bien !

 

Soudain, John se précipite sur le pistolet.

 

JOHN. Tu l'feras pas !

 

 

 

Les deux hommes luttent pour la possession de l'arme quand, tout à coup, un coup de feu part. Cri de John qui est touché au côté.

 

 

 

JEAN. Laisse-moi voir...

 

JOHN. Putain de journée ! Putain de jounée ! Putain de journée !

 

JEAN. Attends, je ne vois rien... Je ne vois pas si la balle... Ne bouges pas ! Arrête de gigoter ! (Il regarde la blessure.) D’accord. Je reviens.

 

Il sort.

 

JOHN. Amène du whisky et une pince ! On va s'la faire Far-West !

 

Jean revient et entreprend de le soigner.

 

Vas-y doucement. Ça brûle !

 

JEAN. Normal, c’est une brûlure. Passe-moi une compresse. Appuie-ici maintenant. Tu n'as rien, t'en fais pas...

 

JOHN. Une partie de cache-cache avec les guignols et maint'nant le tir aux pigeons, laisse-moi te dire que si t'ajoutes un train fantôme et une grande roue, tu fais fortune.

 

JEAN. C’est fini.

 

JOHN. OK. (Il se réajuste.) Ca m'rappelle le type avec qui j'opérais en banlieue. Un soir, dans une salop'rie de pavillon qu'on croyait désert, un vieux a surgit de nulle part et lui a plombé le ventre à la chevrotine. Comme ça, il a tiré l'ancêtre. Sans bonjour ni bonsoir. Mon pote, il a pris dix ans d'un coup.

 

JEAN. On l'a condamné malgré sa blessure ?

 

JOHN. Non. Il a vieilli de dix ans (Il fait un claquement de doigts.) : comme ça ! Pareil que si le canon du vieux avait raturé sa date de naissance.

 

JEAN. Et toi ?

 

JOHN. Moi rien. J'suis allé vomir un peu plus loin. (Un temps.) Y s'inquiètent pas beaucoup dans l'immeuble. Y z’ont entendu à ton avis ?

 

JEAN. Oh tu sais, dans ce genre de quartier entre ceux qui s’en foutent et ceux qui ont peur...

 

JOHN. Et si quelqu’un a appelé les flics ? Y z’aiment bien ça par ici téléphoner aux flics !

 

JEAN. Seulement quand on les dérange.

 

JOHN. T’es marrant, toi. Sacré trou dans le tapis! Ah ! (Il se tient le côté.)

 

JEAN.Reste tranquille. Ce n’est rien. Rien du tout. Même pas besoin de suture.

 

Jean ramasse le matériel médical.Il sort.

 

JOHN. Je me suis quand même pris une bastos dans le bide !

 

JEAN. (off.)T'es un dur, après tout.

 

JOHN. Tu m'en veux ? Cette balle, c'était la tienne.

 

JEAN (revenant avec une chemise en soie «  très tropicale »). Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu ne me connais pas. Que je vive ou non, quelle différence ?

 

JOHN. Elle craint cette sape. T’as rien d’autre ? (Se changeant avec l'aide de Jean.) Mon côté saint-bernard. Quand j'étais môme, c'était mon clebs préféré. Tu vois le bon gros toutou avec un bidon de gnôle au cou qui...

 

JEAN. Je vois. (Un temps.) Pourtant tu sais que ça ne change rien.

 

JOHN. T'as chopé quelque chose ? Une saloperie ? T'es malade, c'est ça ?

 

JEAN. Non... Pas précisément.

 

JOHN. Alors ?

 

JEAN. Alors rien !

 

JOHN. La communication, c'est pas ton truc, hein ?

 

JEAN. Est-ce que je te demande, moi, pourquoi tu fais des petits casses minables !

 

JOHN. J'ai rien à cacher. Les études, ça me pesaient un max. Le programme ! Le programme, nom de Dieu ! On l'finira pas ! Z'êtes trop cons ! Ça encore c'était le bon côté, un prof à l'ancienne qui cognait un peu, un catho pur sucre, sourd comme un pot, mais brave type quand même. Les autres profs ont fini par avoir sa peau au vieux boxeur, rapport à ses méthodes et à leur dégueulasserie à eux. Des pisse-froid. Des as du formulaire. Des obsédés de la ligne droite ! Attention, moi j'étais pas contre l’'épanouissement obligatoire, mais j'crevais de trouille des fois que ces peaux de vaches me trouvent différent des autres ! Ça n’a pas raté : "Paumé intégral" le proviseur a lâché ; Intégral, tu t’rends compte ! Moi à l’époque, je ne connaissais que les casques. Intégral... j'ai cherché dans le dico : sans restriction, que ça mentionne. Paumé sans restriction ! Bref, avec une réputation pareille, j'pouvais plus faire demi-tour. Y'en avait déjà qui comptaient sur moi pour morfler à leur place. J'pouvais pas les trahir.

 

JEAN. Trahir pour ne pas se trahir soi-même...

 

JOHN. OK.OK. On se marre, ça fait du bien et c'est pas du luxe. (Un temps.) Ma vie c'est comme lancer des dés truqués, J'ai beau les faire rouler, ils retombent toujours du même côté.

 

JEAN. Mais on n'est pas obligé de le supporter. Je veux dire : on peut y mettre fin.

 

JOHN. Moi, je prépare un coup.

 

JEAN. Rien qu'un seul instant de courage, une seule petite seconde de détermination...

 

JOHN. Un gros coup !

 

JEAN. Et tout est parfait, net, propre, absolument...

 

JOHN. T'es déjà entré dans un lieu fermé, seul, dans le noir ? Un endroit bourré d'objets bizarres, avec des ombres comme des fantômes qui collent à la peau ? Tout d'abord, t'es moite de peur, le rond de ta torche tremble sur les murs. T'as honte de ton coeur qui cogne. Sans bouger, tu observes : quelqu'un est là qui t'guette, sans doute derrière cette porte, ou non, plutôt là-bas, au fond, caché par le rideau qui vient d'bouger ? Et la tache noire sur ce tapis ? Bien sûr un salopard de chien prêt à se faire les crocs ! Le plus petit bruit descend jusqu'aux tripes. Même avec des habits noirs, tu brilles comme un néon, et le monde est pareil à une grosse boule, y'a plus d'air. T'avances tout de même, mais sans plus sentir tes jambes que si elles avaient sauté sur une mine. Maintenant t'es sûr de crever. Certain que ta vie de crapaud fait ses derniers bonds... Mais d'un coup, miracle ! Tu sais que rien ne t'arrivera. Le danger, tu l'as avalé. Alors, tu gorges ton sac avec six paires de mains. T'es une grosse abeille. Et quand tu refermes la porte, t'as envie de danser. Tu sais que ce soir-là tu seras le roi, que la vie c'est plein comme un oeuf !

 

Silence.

 

JEAN. Tu crois en Dieu ?

 

JOHN. Tu rigoles ? Non. Enfin, j'sais pas... Faudrait d'abord que j'sois sûr qu'il existe.

 

JEAN. Notre Père qui êtes aux cieux, descendez un peu pour voir !

 

JOHN. Tu te moques de tout. Y'a rien d'important pour toi ?

 

JEAN (après un temps). Ce "gros coup", c'est pour quand ?

 

JOHN (hésitant). Hum, dés que j'aurai assez monnaie. C'est pour çà que je m'fais des apparts. Dans le coin, on n'part pas les mains vides.

 

JEAN. Sans doute, mais les portes résistent.

 

JOHN. Parfois, oui. De toute façon, j'vole que les riches.

 

JEAN. Ton côté Robin des bois ?

 

JOHN. Non, c'est eux qui ont l'argent.

 

 

 

La pendule sonne neuf heures. Jean se fige.

 

 

 

JOHN. Qu'est-ce qu'y a ?

 

JEAN. Neuf heures. Tu as gagné, ça ne sera pas pour ce soir.

 

JOHN. Pourquoi " neuf ", et pas " huit " ou " dix " ?

 

JEAN. Parce qu'il faut bien se fixer une heure, comme pour un rendez-vous.

 

JOHN. Conneries...

 

JEAN. C'est la décision qui est longue à prendre, après tout devient simple, évident, facile. Il n'y a plus d'angoisse, tout ce passe comme si tu l'avais déjà fait. Tu te sens libre, maître de ton destin comme jamais, presque impatient de passer le pas. Autour de toi, tout est prêt, organisé, le décor planté comme tu le souhaitais, chaque objet à sa place, le dernier regard, l'ultime geste programmé... et crac ! Un forcené arc-bouté sur une porte palière vient tout gâcher, t'empêche d'accomplir le seul acte héroïque de ta vie !

 

JOHN. J'ai connu des tas de gars qui avaient mille fois plus de raisons de se faire pêter la caboche.

 

JEAN (sec). Qu'en sais-tu ?

 

JOHN. Là, tu marques un point !

 

JEAN. Je ne cherche pas à marquer des points. Je ne cherche ni à me faire plaindre, ni à me justifier. Je suis revenu à la case départ, c’est tout. Ma mort m'appartient, d'accord ?

 

JOHN (essayant de comprendre). Ta vie t'avait pas appartenu ?

 

JEAN. Non mais tu te prends pour le messager du destin ou quoi ? Pourquoi tu t'obstines comme ça ? Je t'ai fait rater ton coup, encore un peu et tu finissais au poste ; dans la foulée nous nous battons et je suis à deux doigts de te tuer, et tu es encore là à t'esquinter le moral en cherchant à deviner le pourquoi du comment ! Dis-moi, t'attends quoi ? Que je t'achève ?

 

JOHN. C'est une manie que t'as de flinguer tout ce qui bouge ou quoi ?

 

Jean va se servir un verre à la carafe à whisky sur le buffet.

 

JEAN (à lui-même). Merde.

 

JOHN (tendant son verre). La même chose merci !

 


Silence.

 

JEAN. Comment t'appelles-tu ?

 

JOHN. John.

 

JEAN. John ?

 

JOHN. Oui, qu'est-ce que ça a de bizarre ? J'en connais plein des John, moi !

 

JEAN. D'accord, et qui t'a dit que j'avais besoin d'aide, ...John ?

 

JOHN. Quelqu'un qui passe ses journées devant une horloge et un révolver, c'est normal ?

 

JEAN. Attention, tu empiètes de plus en plus sur la ligne jaune !

 

JOHN. OK OK... (Un temps.) Moi je sais ce qui te manque.

 

JEAN. Et bien sois gentil, garde-le pour toi.

 

JOHN. Quelque chose qui t’tire vers le haut.

 

JEAN. Un idéal ? T’es drôle ! Et tu en as un, toi ?

 

JOHN. Qu'est-ce que tu crois ? J'suis pas anormal ! Je voudrais... Te fous pas de moi, hein ! Voilà : je voudrais qu'on parle de moi !

 

JEAN. Comprends pas.

 

JOHN. C'est tout simple, quand on parle de toi ça veut dire que t'es célèbre, que t’es devenu quelqu’un !

 

JEAN. Pour une fois, mon père n’a pas tort : 50 ans de paix en Europe occidentale, ça n'arrange pas les gens.

 

JOHN. Un jour tout le monde sera connu. C'est l'avenir. Y'a pas. Moi, ce que je voudrais c'est prendre un peu d'avance. Etre un homme moderne. Un self-made-man !

 

JEAN. Tu n'as qu'à devenir américain. T'as déjà le prénom.

 

JOHN. Il y a une dizaine d'année, j'ai ouvert un magazine. A cette époque, ma mère vivait avec un type qui laissait traîner ses revues un peu partout. Genre Play-boy et compagnie, tu vois. Y’en avait toujours dans les toilettes. De ça et des Rider Digest. Bien sûr, moi je matais les filles. Mais j'aurais jamais cru que celles qui posaient là-dedans existaient quelque part réellement. (Un temps.) Jusqu'au jour où je suis tombé nez à nez avec ma mère.

 

JEAN (distrait). Dans les toilettes ?

 

JOHN. Quoi dans les toilettes ? Dans le magazine, oui. En photo ! Faut dire que ma mère c'était pas le genre à fermer la salle de bains et que je l'avais déjà vue, mais là, en technicolor et avec seulement un collier de diamants à son cou, ça j'aurais pas cru ça possible ! (Un temps.) C'est depuis ce temps-là que je rêve de casser une bijouterie.

 

JEAN. Hein ?

 

JOHN. Une bijouterie ! Une belle et grosse bijouterie avec une vitrine illuminée comme un sapin de Noël. Tu vois, de celles qu'osent même pas afficher les prix tellement les gens qui passent dans la rue se sentiraient petits par rapport. Putain ! Je sens déjà le contact des diamants sous mes doigts. Comme entrer sa main dans une chevelure qui brille ! (Un temps.) Qu’est-ce t’en penses ?

 

JEAN. Que tu es complètement fou mon petit John.

 

JOHN. C'est de l'action qu'il te faut, et pour ça rien de mieux qu'un casse avec toute la préparation, le suspens et le sprint à la fin ! Alors ? Associés ?

 

JEAN. Tu sais, moi, j’ai toujours tout raté.

 

JOHN. Avec toi ça sera du gâteau.

 

JEAN. Arrête de me regarder avec tes yeux de saint-bernard ! Tu ne vois pas ou j’en suis ? Merde, je devrais être mort à cette heure. Tu parles à un mort ! Tu entends ? A un cadavre debout qui fait semblant de te répondre !

 

 

 

Coup de sonnette. Les deux hommes ne bougent pas. Nouveau coup de sonnette.

 

 

 

JOHN. (se dirigeant vers la chambre.) Va ouvrir, je connais le chemin.

 

JEAN (Il va voir à l'oeil.) Reste, c'est mon père.

 

 

 

Jean ouvre. Entrée du père.

 

 

 

LE PERE. Ah ! J'avais peur que tu ne sois pas là.

 

JEAN. Ben tu vois, je suis là.

 

LE PERE. Je n'arrive pas à ouvrir ma porte. Je crois qu'on a essayé de... (Découvrant John.) Peux-tu me présenter à ce jeune homme, fils ?

 

JEAN (ironique). Mon père... John. John... Mon père.

 

LE PERE. Bienvenue chez les Bois d'Arcier, John! J'espère que mon fils ne vous ennuie pas trop ? (Aussitôt, à Jean.) Va me chercher un tournevis, un gros. Il doit il y en avoir sous le lavabo. Ah ! Et puis aussi un marteau. S'il te plaît !

 

Jean sort.

 

LE PERE. Alors comme ça vous connaissez mon fils ?

 

JOHN. Oui, enfin, un peu...

 

LE PERE. Première impression ?

 

JOHN. Hein ?

 

LE PERE. Je vous demande l'impression qu'il vous a fait la première fois ?

 

JOHN. Euh... Bien. Très cool quoi...

 

LE PERE. Ouais... Vous savez qu'il a été diplômé d'HEC ? Bien sûr, il y a pas mal de temps...

 

Jean revient avec le matériel.

 

LE PERE. Ah ! Parfait ! (A John.) Voulez-vous m'aider à ouvrir cette satanée porte ?

 

(Tapant sur l'épaule de Jean.) Mon fils n'est pas très doué pour les travaux pratiques.

 

JOHN. J'y connais rien non plus, vous savez...

 

LE PERE (ne l'écoutant pas). Allez, venez !

 

Ils sortent.

 

JEAN (regardant dans la direction du palier où on entend les voix de John et du Père, ainsi que des bruits d'outils). De son or, je n'avais aucune envie. Je crois que c'était son oeil ! Je crois que c'était son oeil... son oeil... C'était dans quoi ça ? (Il va à la bibliothèque.) Son oeil...

 

Oui, bien sûr... (Il prend un livre.) Edgard Allan Poe. (Il va s'asseoir tout en feuillettant l'ouvrage.) Voilà ; j'y suis ! « Il est impossible de dire comment l'idée entra primitivement dans ma cervelle ; mais une fois conçue, elle me hanta nuit et jour. D'objet, il n'y en avait pas. La passion n'y était pour rien. J'aimais le vieux bonhomme. Il ne m'avait jamais fait de mal. Il ne m'avait jamais insulté. De son or je n'avais aucune envie. Je crois que c'était son oeil ! Oui, c'était cela ! Un de ses yeux ressemblait à celui d'un vautour. Chaque fois que cet oeil tombait sur moi, mon sang se glaçait ; et ainsi, lentement, - par degré, - je me mis en tête d'arracher la vie du vieillard, et par ce moyen de me délivrer de l'oeil à tout jamais.»

 

Les deux hommes reviennent. Jean va replacer le livre. Il regarde son père fixement.

 

LE PERE. Bon ! Et bien, nous avons mérité un verre, je crois. Qu'est-ce que tu as a me regarder comme ça ?

 

JEAN. Rien.

 

LE PERE (à John). Vous êtes vraiment très doué, jeune homme !

 

JOHN (à Jean). Y manquait pas grand chose. Pas grand chose...

 

LE PERE. Jean, tu veux être gentil et nous offrir quelque chose.

 

JEAN. Whisky, ça ira ?

 

JOHN. O.K !

 

LE PERE. Deux ! (Se retroussant les manches.) Discutez sans moi, je reviens!

 

 

 

John montre le trou dans le tapis à Jean. Celui-ci met un fauteuil pour masquer l'impact.

 

 

 

LE PERE (off). Où as-tu rangé la serviette éponge, fils ?

 

JEAN. Sous le lavabo.

 

LE PERE. Où ? Je ne trouve pas... Tu peux venir s’il te plaît ?

 

Jean sort.

 

JEAN (off).. Voilà !

 

LE PERE (off).. Attend, j'ai du savon plein les mains.(Un temps.) Bien, tu peux me la passer. Merci. Ça ira. Ça ira je te dis.

 

Jean revient dans la pièce et sert les whiskys.

 

JOHN. Qu'est-ce qu'y fait au juste, ton père ?

 

JEAN. Il injecte du lubrifiant dans le système, mon petit John.

 

JOHN. Y donne dans la politique ?

 

JEAN. Dans la pub. Le truc sans quoi on aurait honte d’acheter toutes les conneries qu’on fabrique.

 

JOHN. Et il est parti de rien ? Je veux dire : y s'est fait tout seul ?

 

JEAN. Tout seul, oui.

 

Retour du père qui remet sa montre.

 

LE PERE. Parfait ! (Avisant son verre sur le buffet.) Ah oui ! Et bien à la santé de John pour son aide providentielle !

 

JEAN. C'est ça, à la providence !

 

LE PERE. Et que faites-vous dans la vie John, quand vous n'ouvrez pas des portes ?

 

JOHN. Oh ! je cavale à droite à gauche.

 

LE PERE. Un sportif ! (A Jean). Fils, un peu de glace s'il te plaît !

 

Jean se lève et va dans la cuisine.

 

LE PERE. Je m'inquiète pour Jean. Il ne vous parait pas un peu irrationnel parfois ?

 

JOHN. 'rationnel’ ?

 

LE PERE. Comme quelqu'un qui pense une chose, en dit une autre et en fait une troisième.

 

JOHN. Sans vouloir vous faire d'la peine m'sieur d'Arcier, ça c'est un truc qu'on fait tous un peu à l'occasion.

 

LE PERE. Oui, oui, bien sûr... (S'approchant de John.) Non, c'est son côté excessif qui est insupportable, n'est-ce pas ? Sa mère était comme ça. Vous ne pouvez pas savoir comme il lui ressemble. (Un temps.) Dites, vous ne pourriez pas essayer de le distraire un peu ?

 

JOHN. C'est que...

 

LE PERE. Vous l'avez bien regardé ce soir ? On dirait Hamlet...

 

Jean revient et met de la glace dans le verre de son père.

 

LE PERE. Un seul, merci. (A jean.) Toi qui es là toute la journée, tu n'as rien entendu ? Ça a du tout de même faire du bruit d'esquinter ma porte comme çà !

 

JEAN. Non. J'étais peut-être sorti, ou bien sous la douche.

 

LE PERE. Je vois.(Un temps.) Tu changes les meubles de place à présent ?

 

JEAN. Non, juste comme çà.

 

LE PERE. Ouais... (A John.) Il est beau mon fils, non ? (Un temps.) Pas très communicatif, mais présentant bien.

 

JEAN. Tu n'es pas drôle.

 

LE PERE. Pardon cher fils, je suis idiot.

 

JEAN. Tu n'es pas idiot.

 

LE PERE (à John). Les rapports " Père-Fils "... Vous avez des frères et des soeurs ?

 

JOHN (après une hésitation). Un frère, oui.

 

LE PERE. Plus âgé, n'est-ce pas ? (John hoche la tête.) Oui, il y a des gens comme ça qu'on devine un peu.

 

JOHN. Sixième sens, c'est ça ?

 

LE PERE. Non. C'est mon métier de savoir à qui j'ai affaire. Mais ne m'en veuillez pas. Mon fils vous dirait que les autres ne m'intéressent qu'en fonction de mes intérêts propres. Il me connaît bien. (Sortant un paquet de sa veste.) Cigarettes ?

 

JOHN (il en prend une). Merci.

 

Le père allume sa cigarette, mais pas celle de John qui se retrouve idiot.

 

LE PERE. Tu te plais ici ?

 

JEAN. Pour ce que j’ai à y faire, l’endroit est parfait.

 

LE PERE. Hmm. Bien sûr, le mobilier et la décoration ne sont pas forcément idéals pour quelqu'un de ton âge. (S'apercevant que John contemple le tableau au-dessus du buffet.) Cette peinture vous plaît ?

 

JOHN. ...

 

LE PERE. Déroutante, n'est-ce pas ?

 

JOHN. Elle me donne le mal de mer.

 

LE PERE. C'est moi qui l'ai peinte.

 

JOHN. Ah oui ? Elle est drôlement bien brossée en tout cas !

 

LE PERE. Laissez... J'ai toujours pensé qu'il manquait quelque chose à cette toile, malgré sa saturation ; c’est ça, un point d’ancrage, un élément qui la stabiliserait... N’est-ce pas, fils ?

 

JEAN. Oui, il faudrait l’achever.

 

LE PERE. Eh, eh... Vois-tu, ton père n'a pas toujours été un incrédule marchand d'illusions !

 

JEAN. Pourquoi la garder ? Tu n'apprécies pas trop l’imperfection en général.

 

LE PERE. La vérité est que j'ai fini par aimer cette toile. J'admets en avoir longtemps eu un peu honte, sans pour autant me résoudre à la détruire. Elle me rappelait mieux que n'importe quel journal intime ce que j'avais été. Quand nous cherchons d’autres formes, notre maladresse nous donne plus de joie que le trait déjà maîtrisé. (A jean, provocateur.) . J'ai moi aussi tenté de pénétrer les arcanes de la Connaissance, cherché le sens de la vie et cru à l'Amour ! Cette croûte me rappelle simplement le chemin parcouru !

 

JEAN (levant son verre). Au chemin parcouru !

 

LE PERE. Buvons aussi au retour du fils prodigue !

 

JOHN. Hem ! Vous avez du feu ?

 

LE PERE. Naturellement. (A Jean.) Regarde autour de toi : la question n'est-elle plus de savoir si le monde peut ou non être encore sauvé, mais plutôt s'il le souhaite vraiment ?

 

JEAN. Je te vois tout à fait à ton cercle, dans un fauteuil Oxford, avec un cigare et une coupe de champagne.

 

LE PERE. Réponds-moi : quelle récompense as-tu reçu pour avoir voulu faire le bon Samaritain ?

 

JEAN. Ça tu ne pourrais pas comprendre.

 

LE PERE (prenant John à témoin). Ça a été l'Afrique : Tchad, Burkina, que sais-je encore... pas vraiment des endroits touristiques de fait, le guide Michelin de la misère, mais cela ne suffisait pas, il fallait aller plus loin, faire plus fort, monter des projets ambitieux ! Ah ! Volé, trompé, ça oui, il l'a été, dépensant des fortunes sur des projets qui tournaient au mieux à la débâcle, un vrai petit Jésus, mon fils, les miracles en moins naturellement.

 

JEAN. J'ai aidé des gens, j'en ai même sauvés !

 

LE PERE. Ça c'est bien, c'est vraiment bien, hein John que c'est bien ? Juste une question : ces gens, tu les aimaient ?

 

JEAN. Ou veux-tu en venir exactement ?

 

LE PERE. Nous sommes de la même race, ne l'oublie pas. Même pauvres, nous aurions encore des manières de riches ; même humbles, nous resterions hautains. C'est ainsi. D'ailleurs, les pauvres n'aiment pas les transfuges. Ça les embarrasse. Comme si leur patron sonnait à leur porte le soir de Noël.

 

JEAN. Là-bas, ils étaient moins regardant sur ceux qui venaient les aider !

 

LE PERE. Certes. Mais il existe des associations très efficaces dans ce domaine, compétantes, qui aurait mieux tiré partie de cet argent dont tu tenais tant à te défaire.

 

JEAN. Par moi-même. Il fallait que ce soit par moi-même !

 

LE PERE. Eh oui ! Aller toucher du doigt les mille plaies de l’humanité.

 

JEAN. (Enigmatique.) Il y a des choses qu’il faut toucher pour croire à leur existence.

 

LE PERE. Hmm. Sans doute. Mais ta place est ici. Parmi les tiens ! Naturellement, il y aurait quelques efforts à faire pour que...

 

JEAN. Ne t'en fais pas, je ne t'embarrasserai plus très longtemps !

 

LE PERE (touché par l'allusion). Jean.

 

JOHN. (cherchant un glaçon.) Merde, y z’ont fondu !

 

LE PERE. Bon, je vous laisse. Merci pour le verre ! (Sortant une carte de visite.) Ah ! John. Si vous avez besoin, j'aurais peut-être du travail pour vous.

 

JOHN (prenant la carte). Merci.

 

LE PERE. Allez, passez une bonne soirée. (A John.) Je compte sur vous ! (Il sort.) A bientôt, fils !

 

JOHN. Sacré bonhomme ton père !

 

 

 

Jean contemple le tableau et jette le contenu de son verre dessus.

 

 

 

C'est pas ça qui va l'arranger.

 

 

 

Jean se sert un autre verre et se place face au miroir à droite du plateau. Il observe son visage.

 

 

 

JEAN. Alors ce casse, on le fait ou pas ?

 

JOHN. Hein ?

 

JEAN. La bijouterie, t'as déjà oublié ?

 

JOHN. Bien sûr que non, tu rigoles.

 

JEAN. Parfait.

 

 

 

A SUIVRE....