TABLEAU 7

 

Scène1

 

Une pièce d'un appartement haussmanien. Au centre, une petite table ronde autour de laquelle petit-déjeunent Monsieur et Madame. Une bonne est en train de verser le café. Silence. Madame épie chacun de ses gestes.

 

Madame. Merci. Ça ira comme ça, Léontine.

Léontine. Vous ne souhaitez pas un petit gâteau en plus ? (Monsieur fait un geste d'assentiment, mais sa femme le foudroie du regard.)

Madame. Non merci. Allez maintenant.

Léontine sort.

Madame. Un petit gâteau ! Ça se voit que ce n'est pas elle qui les payent ! Un petit gâteau ! A l'heure actuelle !

Monsieur. J'en aurais bien pris un moi.

Madame. Pas question ! Et puis, cela ne vous vaut rien. Vous grossissez.

Monsieur. Ne rien faire me donne faim, voilà tout. (Donnant des restes à un chien sous la table.) Toi aussi tu as faim, tu as tout le temps faim, hein, mon petit Bismarck ?

Silence.

Madame. Cette situation ne va pas durer indéfiniment quand même ?

Monsieur. Indéfiniment, non...

Madame. Nous sommes bien malheureux.

Monsieur. Au cercle, certains qui se prétendent bien informés, disent que ce n'est plus qu'une question de jours.

Madame. Ils disaient la même chose la quinzaine passée.

Monsieur. C'est vrai.

Madame. Nous n'allons tout de même pas rester cloîtrés à Paris tout l'été !

Monsieur. Ma chérie...

Madame. Que voulez-vous mon cher, j'étouffe ! Les enfants étouffent ! Même le chien étouffe ! (Se penchant sous la table.) N'est-ce pas que tu étouffes, mon canard ?

Monsieur. Pour la dernière fois, ne traitez pas ce chien de canard, ça le perturbe.

Madame. Vous n'aviez qu'à ne pas l'appeler Bismarck.

Monsieur. C'est par dérision, vous le savez bien, et puis c'est un berger allemand après tout.

Madame. Il faut que je vous dise ceci mon ami : Je ne me suis pas mariée pour rester en ville pendant les grandes chaleurs !

Monsieur. Mais il fait à peine 20 degrés !

Madame. Ne commencez pas à ergoter avec votre esprit scientifique, je ne le supporterai pas !

Monsieur. Mais...

Madame. Il n'y a pas de « mais » ! En aucune occasion depuis que je suis jeune je ne me suis sentie aussi désaccordée d'avec la nature !

Monsieur. Je vous promets que nous effectuerons bientôt un beau voyage. Si ce n'est pas cette année, du moins la suivante...

Madame. Cette année, l'année prochaine, un jour, jamais ! La vie passe, mon ami, la vie passe ! Songez par exemple que cela fait maintenant plus d'un an que je ne me suis pas acheté une tenue décente !

Monsieur. Pardon ! Vous vous êtes fait faire une robe le mois dernier !

Madame. Une vieille robe déjà démodée que j'ai fait reprendre, oui. A Londres, à Milan, j'aurais l'air d'une clocharde ! Vous ne me regardez plus, Hector !

Monsieur. Calmez-vous, ma chérie !

Madame. Que je me calme ! Vous savez très bien que ça m'énerve encore plus quand vous me dites ça ! Vous n'avez donc pas un sou de psychologie, mon ami !

Monsieur. Taisez-vous maintenant !

Madame. Ah ! Je tremble ! Quelle autorité ! Pas étonnant que nous en soyons où nous en sommes avec des hommes comme vous !

Monsieur. Des hommes comme moi ?

Madame. Si vous étiez un homme...

Monsieur. Si j'étais un homme ?

Madame. Vous iriez vous battre ! Au lieu d'attendre que d'autres fassent le travail à votre place.

Monsieur. Ne me provoquez pas Irène !

Madame. Vous êtes un mou !

Monsieur. Je suis un mou ?

Madame. Un cloporte, un affreux petit cloporte, mon ami.

Monsieur. Ah, c'est comme ça ! Eh bien, j'avais refusé cette proposition pour ne pas vous laissez veuve avec nos 3 enfants, mais puisque c'est comme ça. (Il brandit le couteau à beurre.)

Madame. Reposez ce couteau, vous allez vous blesser. Mon dieu, que je suis malheureuse !

Monsieur. (se levant.) Alors j'y vais de ce pas ! Adieu, Madame.

Madame. Où allez-vous, mon ami ?

Monsieur. Au cercle, il y a un personnage arrivé récemment et qui tire ses instructions directement de Versailles. Il arme en secret des volontaires pour le jour J !

Madame. Vous n'y pensez pas !

Monsieur. Le cloporte y pense !

Madame. Pardonnez-moi ! C'est cette claustration qui me fait dire des mots insensés. Venez ! Rasseyez-vous, Hector. N'ajoutez pas de la peine à notre malheur. Et puis l'activité sur la digestion ne vous vaut rien.

Monsieur. Soit ! Mais prenez acte que je suis prêt au sacrifice !

Madame. Je n'en doutais pas, mon ami.

Monsieur. Et qu'il ne sera pas dit que je n'aurais pas tout tenté pour rendre notre ménage heureux. Nos vacances par exemple...

Madame. Je n'y pense même plus.

Monsieur. Bien dit ! Du stoïcisme, voilà ce qu'il faut. Nous avons besoin de tout notre sang-froid ! Quelle victoire cela serait pour eux, si nous nous mettions à paniquer !

 

On entend des coups de feu à l'extérieur. Le couple reste pétrifié. Léontine surgit et se penche à la fenêtre. Madame fait signe à son mari de s'informer.

 

Monsieur. Eh bien, que se passe-t-il, Léontine ?

Léontine. Un soldat ivre qui a tiré sur un chien.

Madame. Vous pouvez fermer la fenêtre maintenant.

Léontine ferme la fenêtre. Elle reste appuyée dos au chambranle.

Madame. Eh bien, qu'avez-vous Léontine ?

Léontine. Que Madame m'excuse. J'ai cru que ça avait commencé.

Monsieur. Commencé quoi, Léontine ?

Léontine. Mon mari, vous savez bien, il est garde national, alors...

Madame. Vous êtes toute pâle. Allez vous rafraîchir, Léontine.

Léontine. Oui, Madame. (Elle sort.)

Monsieur. Pardieu ! J'ai bien pensé moi aussi que ce coup-çi, ça y était !

Madame. Il faudrait tout de même se poser la question.

Monsieur. A propos de quoi ?

Madame. Léontine est une brave fille, mais...

Monsieur. Je ne vous suis pas...

Madame. Son mari se bat contre nos amis.

Monsieur. C'est un brave homme à ce que je crois, un patriote qui s'est retrouvé du mauvais côté.

Madame. Peut-être. Mais quelle différence cela fait-il ?

Monsieur. Ce n'est pas un rouge.

Madame. C'est un communard maintenant que tu le veuilles ou non. Et Léontine est sa femme. Et...

Monsieur. Et ?

Madame. Et Léontine est chez nous. Nous nourrissons des communards !

Monsieur. Je ne suis pas d'accord. C'est en général plutôt elle qui nous nourris,   non ?

Madame. Ah, pas d'esprit, je t'en prie ! Nous pouvons être accusés ! Il nous faut la renvoyer sur le champ !

Monsieur. Renvoyer Léontine ! Tu n'y penses pas ? Qui fera les courses ? Et la cuisine ? Et le service à table ? Et la vaisselle ? Et le linge ? Et le ménage ? Qui s'occupera des enfants ? Irène, rentrez en vous-même et répondez-moi : qui assurera la domesticité ?

Madame. (Héroïque) Moi !

Monsieur. Non ! Ne m'en veux pas, ma chérie, mais non ! Les activités manuelles vieillissent les femmes prématurément. (Se levant et allant à la fenêtre.) C'est pourtant vrai qu'il risque de faire un sale temps.

Madame. Ils l'ont bien cherché, non ?

Monsieur. Pour ça oui.

Madame. Alors quoi, mon ami ?

Monsieur. J'espère seulement qu'ils ne les tueront pas tous.